Linogravures de Maron-S. : pèlerinages sur les lieux de la petite mémoire ordinaire
Sur ses plaques de linogravure, Maron-S. grave les lieux et les objets emblématiques du patrimoine genevois. Une cartographie urbaine illustrée pour conserver, non pas la grande histoire officielle et monumentale de la ville de Genève, mais la petite mémoire ordinaire, émotionnelle et singulière des habitants du bout du lac Léman.
Cartographie des lieux communs genevois
Lieux historiques de la vieille ville (passage des Degrés-de-Poules, bâtiments anciens, Bourg-de-Four), thématiques lacustres autour du lac Léman (Bain des Pâquis, mouettes) et dernièrement une cartographie illustrée des différents quartiers genevois : les sujets des linogravures de Maron-S. tournent autour de la ville et de la rade de Genève.
Objets du patrimoine de la ville, mobilier urbain usé par le quotidien, lieux communs de tous les jours, Maron-S. s’intéresse aux sujets ordinaires de la vie des Genevois. À tous ces endroits, toutes ces choses de la ville qu’on ne remarque plus et qui, comme elle le dit, finissent par « faire partie des meubles » – à l’instar de cette mouette du Bains des Pâquis postée sur l’horloge des CFF dont la présence nous est devenue aussi coutumière que la pendule d’une maison familiale.
Qu’on puisse succomber à ces lieux communs, parfois clichés de carte-postales pour touriste, comme ce Cygne sur le Léman, il y là quelque chose de paradoxal (et pour le dire franchement, on est un peu vexé, on se croyait un peu plus distingué). On reste tout d’abord un peu interdit, tiraillé entre le cœur et la raison… Mais, il faut bien le reconnaître, à moins d’être de mauvaise foi ou aussi insensible qu’une pierre, ces petites gravures sont absolument irrésistibles de charme poétique.
Poétique proustienne des linogravures de Maron-S.
Le bleu océanique du lac Léman. Mer d’huile, avec ses mouettes suspendues au-dessus en plein vol. Les embruns de vase lacustre qui s’engouffrent sous l’anorak, la jetée du bain des pâquis dans la brume mouillée, comme ça entrevue, qui s’évanouit dans la lumière de la nuit blanche du petit matin. Et puis – ne l’oublions pas ! La mouette sur l’horloge qui, de son bec pointé au large, garde fidèlement le cap de notre vie…
La vue imprenable depuis la cathédrale sur les toits de guingois chauffés au soleil ; les façades anciennes inclinées comme de vieilles dames ; les ruelles de la cité qui partent de travers, toutes désorientées, et les marches du passage des Degrés-de-Poules qu’on gravit jusqu’au sommet, le cœur serré de dévotion historique… tout cela, à travers l’encrage bleu des linogravures de Maron-S. redevient merveilleusement étrange.
À ce sentiment de nouveauté retrouvée (ou d’inquiétante étrangeté, comme dirait Freud) viennent affleurer les impressions intimes. Et chacun de se rappeler des souvenirs aussi savoureux qu’une madeleine de Proust. Pèlerinage sur les lieux de la petite mémoire ordinaire. Magie du temps retrouvé : « C’est là où habite ma grand-mère » dit ce spectateur devant les toits gravés de la vieille ville. « On s’est mariés ici » évoque, émue, une dame en contemplant la vue sur la jetée des Pâquis.
Et pour filer la métaphore – passez-moi l’expression 😀 les madeleines de Proust de Maron-s se vendent comme des petits pains ! Quand elle présente ses gravures sur un stand du marché des artisans de Carouge, c’est le succès immédiat ! On se les arrache… Maron-S. n’a pas assez de bras ni de jambes pour satisfaire ses clients.
Archéologie du souvenir
C’est peut-être parce ses linos ont valeur de gri-gri qu’on ressent cette irrépressible envie d’en posséder une pour la conserver chez soi, comme une amulette du souvenir, un instantané photographique de l’album de notre vie. Remémoration du passé qui n’a rien à voir avec les sombres plaisirs de la rétrospection ruminante. Mais bien plutôt manière de conjurer la fuite du temps consubstantiel à la condition humaine. Vaine mais nécessaire lutte contre l’oubli et la mort que les artistes nous aident à opérer à travers leurs œuvres.
Ces gravures, on les aime sans doute aussi parce qu’elles ne sont chargées d’aucun message pontifiant, qu’elles ne nous imposent aucun sens. En effet, Marron-S. ne grave pas la ville dans notre mémoire. C’est l’inverse. Elle exhume des souvenirs enfouis qui trouvent leur expression naturelle dans la gravure de ces lieux communs genevois. Elle révèle les souvenirs inconscients qui sommeillent en nous, comme la chambre noire photographique restitue l’image gravée latente de la pellicule. Et c’est à travers la banalité des lieux ordinaires que nous y accédons.
La démarche de Maron-S. semble de prime abord s’inscrire dans celle du Pop Art : par l’utilisation de stéréotypes populaires comme sujet ainsi que par la technique de la linogravure évoquant les sérigraphies warholiennes. Pop Art ? Pourtant l’effet produit est aux antipodes de ce mouvement esthétique. Autant les œuvres pop, en réfléchissant la superficialité des images publicitaires, nous renvoient au sentiment de vide produit par l’industrie publicitaire ; autant les gravures de Maron-S., en nous renvoyant à nos souvenirs enfouis, nous remplissent de sens.
S’il faut chercher une filiation, on la trouvera plutôt du côté du travail de Christian Boltanski. Nos deux artistes ont, en effet, une obsession commune : conserver une trace des petits instants de la vie ordinaire. Archiver la petite mémoire du quotidien, émotionnelle et singulière de chacun.
Les lieux communs de la petite mémoire ordinaire
Dans Album photo de la famille D de Christian Boltanski, présenté pour la première fois à la Documenta 5 en 1972, on ressent le même troublant paradoxe que devant les gravures de Maron-S. : les souvenirs les plus personnels surgissent par le truchement de motifs communs. Dans cette œuvre, Boltanski a agrandi au même format plusieurs photos d’un album confié par un ami, Michel Durand. Pourtant, bien que cet album de famille ne soit pas le nôtre, ces photographies touchent quelque chose de profond en nous, elles nous renvoient à notre propre passé.
Cette reconnaissance des souvenirs intimes et singuliers se fait à travers les poses stéréotypées des personnages photographiées et les lieux communs de villégiature, des motifs suffisamment neutres et universels pour être partagés par une communauté de personnes. Autrement dit, dans cette oeuvre, c’est une mémoire clichée, une mémoire-type qui déclenche nos souvenirs personnels. C’est à travers le commun que nous éprouvons le singulier. Comme le dit Boltanski : “L’art ne parle forcément que de soi, mais soi n’a aucune importance, ça devient chacun.”
En révélant ainsi ce qu’il y a de commun en soi, les collections photographiques de Boltanski, comme les linogravures de Maron-S. activent et instaurent une communauté du souvenir. Rempart contre la névrose narcissique, ces oeuvres nous relient à un inconscient collectif, une mémoire commune des souvenirs ordinaires.
Cet article vous a plu ? Partagez-le sur les réseaux sociaux 😀
En vente
Super ton article. encore bravo j’attends le prochain avec impatience.
Et le plaisir de découvrir une ville qui m’est totalement inconnue, une ville avec des noms de lieux dit extraordinaire.
Les gravures sont superbes le bleu est parfait.
Bravo à l’artiste et à la rédactrice.
Merci ! 😀
Bonjour,
Un article qui fait superbement voyager dans l univers de l artiste. Il donne l envie et le plaisir de ( re) connaitre nos lieux genevois et de découvrir cet artiste ! Les linos sont bien rendues. Merci! Je me réjouis de découvrir les prochains artistes
😀