L’atelier de Maron-S. se trouve sous les toits, dans le grenier de sa maison. Deux grandes tables de travail et des linogravures partout, épinglées aux murs, encadrées, exposées sur les étagères ou encore suspendues à des tringles métalliques, en train de sécher. Sur un plateau, 2 tasses de café fumant nous attendent… 

Charlotte – Bonjour, merci de m’accueillir dans ton atelier sous les toits. D’où vient ton nom d’artiste, Maron-S. ? 

Maron-S. – Mon pseudo artistique vient de la contraction de mon nom de jeune fille Marongiu, qui est un nom du patois sarde – avec mon prénom, Sandra. Ce qui donne Maron-S.  

©Maron-S.

Charlotte – Peux-tu te présenter brièvement ? As-tu suivi une formation artistique ?

Maron-S. – J’ai suivi un apprentissage de graphiste, selon la formule avec un jour et demi de cours aux arts décoratifs. C’était sur concours avec dossier d’entrée, puis avec une année préparatoire. C’était le tout début de l’ordinateur… on avait un seul ordinateur pour 3 personnes et je faisais encore du découpage de lettres pour les monter sur des bromures. 

J’exerce le métier de graphiste depuis 1997. Je ne suis pas à mon compte ; je travaille dans une structure. Mon outil professionnel principal, ce sont les logiciels informatiques. On fait tout directement à l’ordinateur. Les logos, par exemple, on les fait directement sur Illustrator. Du coup, je dessine très rarement pour les clients. 

Charlotte – Quel est ton rapport par rapport à la distinction traditionnelle beaux-arts vs arts appliqués ? Fais-tu la différence entre des travaux qui seraient personnels et d’autres qui seraient des commandes ? 

Maron-S. – Alors oui ! Il y a une vraie frontière entre les deux [elle me montre la séparation entre ses deux bureaux : un pour le graphisme ; l’autre pour la linogravure]. Là [côté linogravure], je peux avoir toute liberté et ne faire que ce qui me plaît, sans jugement, contrainte ou concession. Dans mon métier de graphiste, il s’agit plus de trouver le meilleur moyen de faire passer le message d’un client, en comprenant ses besoins et envies. Et ce prisme change pour chaque mandat. Avec la lino, j’ai la liberté de faire les choses sans me demander comment rendre mon projet plus séduisant. Si une de mes linos ne devait pas plaire, ce ne serait pas grave parce que j’aurai eu la satisfaction de l’imaginer, de la réaliser. Mais voilà, ça marche, et j’en suis la première étonnée ! Cette partie-là de moi est maintenant devenue essentielle et précieuse. J’ai la chance d’avoir pu baisser mon temps de travail pour y consacrer plus de temps. 

Je pense que toutes ces années de graphisme ont formé mon œil à aller à l’essentiel, ce qui m’a permis cette liberté dans la linogravure.

Charlotte – Quand as-tu commencé ce travail de linogravure ?

Maron-S. – La linogravure, c’est un travail que j’ai commencé à faire pour moi. C’est venu à la suite d’un livre, sorti il y a 3 ans, que j’ai fait avec mon mari qui est journaliste scientifique : Un Tsunami sur le Léman, dont j’ai fait la conception graphique et réalisé la mise en page. Pour moi, ça a été un déclencheur d’autonomie, parce que c’était la première fois que je gérais seule un projet de bout en bout. 

Un Tsunami sur le Léman, Pierre-Yves Frei – auteur – et Sandra Marongiu – graphisme – Éditions Tauredunum 563

À partir de là, je me suis un peu remise au dessin. J’ai recommencé à faire des crayonnés, ce que je ne faisais plus depuis des années. Et je me suis aperçue que j’avais envie de dessiner des choses qui avaient un rapport avec le lac, avec Genève. J’ai évolué dans cette ville comme tout le monde, mais je ne l’avais jamais vraiment regardée, en fait. Les rues, les quartiers, même le lac, tous ces lieux attachés à des souvenirs faisaient partie des meubles…

Il y a quelques années de ça, on était partis en Bretagne et dans une boutique, il y avait des petites impressions numérotées qui étaient très chou-chou. J’aimais beaucoup le côté naïf. Le côté artisanal. Le vendeur m’a dit que c’était de la linogravure. Et puis il y a 2 ans, j’étais en train de faire un dessin au Bains des Pâquis, et tout à coup j’ai repensé à ces linos que j’avais vues il y a des années en Bretagne. Et je me suis dit que je pourrais essayer. Mais je n’en avais jamais fait. Et je ne savais pas à quel point ça allait me plaire.

Trouver du matériel s’avère très simple. Sans trop de frais ni de complication, c’est parti ! Je me suis lancée, la fleur au fusil. On peut vraiment dire que je suis tombée dedans : en l’espace de quelques semaines, c’est devenu frénétique ! Je voulais tout essayer. Et puis le truc s’est emballé…

Charlotte – D’où vient ton inspiration créative ? D’où vient ta motivation pour graver des sujets en rapport avec Genève ? Y a-t-il d’autres sujets qui t’inspirent ? 

Maron-S. – Ce qui m’a mené à la linogravure c’est tout un cheminement de choses. Je me suis promenée en ville… j’ai levé mon nez et puis j’ai vu… ça a fait tilt ! ça m’a vraiment inspirée et je me suis dit : c’est ça ! C’est ça que je veux faire ! Vraiment ! Oui, ça m’est tombé sur le coin de la figure ; comme ça, des années post quarantaine, des années sans avoir dessiné, je suis arrivée à quelque chose qui était déjà presque muri. 

Je fais les choses très égoïstement pour moi. Pour garder des traces de mémoire comme si tout ça pouvait disparaître. Pour ne pas oublier. Ce sont des sujets qui ont un sens pour moi et qui peut-être parleront aux autres. Il y a une part d’inventé ou d’interprété, mais j’ai besoin de m’accrocher à des sujets réels. Je ne peux pas sortir quelque chose de nulle part, au début il me faut du tangible.

Le passage des Degrés-de-Poules, par exemple, je l’ai découvert un peu par hasard, un jour où je flânais en Vielle-Ville. J’y suis retournée 10 fois. J’en avais entendu parler, mais je ne l’avais pas pratiqué, ça donne l’impression d’être sur le Chemin de Traverse dans Harry Potter ! Je suis aussi montée en haut de la cathédrale et j’ai fait les toits, époustouflée par le panorama. 

Aux arts déco, j’étais complexée par rapport aux autres élèves qui avaient du talent et de la facilité en dessins. De mon côté je ramais, c’était frustrant. Aujourd’hui dans mes linos, mes dessins vont au plus simple, en synthétisant un maximum. J’essaie de voir l’ensemble du sujet sans aller dans les détails. De presque dessiner sans regarder, je ne sais pas comment dire… de choper une forme globale mais sans me perdre dans trop de détails. Parfois, j’utilise plusieurs photos du même sujet, sous différents angles, et je fais une synthèse de tout ça. Même le dessin de base n’est pas comme la réalité. Par exemple, le bâtiment du Bourg de Four a un étage en moins [Maron-S me montre une gravure] et pourtant on le reconnaît. 

Charlotte – En quoi consiste la technique de la linogravure ?

Maron-S. – La linogravure, pour moi, c’est une technique qui permet d’apporter de l’imprécision. La lino, j’ai envie de dire, ce n’est même que de l’imprécision. Et chaque étape en apporte encore une couche par-dessus. Même s’il y a des artistes qui excellent de précision en lino et qu’il est possible d’aller relativement dans le détail, on est de toute façon obligé de simplifier parce que le linoléum ne résiste pas au-delà d’une certaine finesse : le lino se plie puis casse. Avec la gravure sur bois, c’est plus précis, on peut aller plus loin.

Quand on encre, quand on presse, il est assez difficile de ne pas avoir de la matière dans les blancs. Il y a des linograveurs qui jouent avec ça, mais moi je n’ai pas forcément envie d’avoir ces taches et ces petits traits. Alors, souvent je découpe mes plaques. Et je finis de presser avec ma cuillère à soupe, parce que la presse ne suffit pas. Le grand plan [elle me montre la carte de Genève illustrée] est entièrement pressé à la cuillère.  

À chaque étape, on peut tout rater, que ce soit au moment de graver, de presser, ou même de signer si mon tampon dérape. À partir d’une même matrice, on fait des choses qui sont à chaque fois unique. Et l’émotion quand tu encres ! Parce que tu ne peux jamais savoir ce que ça va donner ! Il sort quelque chose que tu n’attends pas forcément. C’est grisant ! 

Charlotte – Comment ton travail est-il perçu par le public ? 

Ça a marché au-delà de ce que j’aurais pu imaginer. Je commence même à avoir des commandes de clients et j’ai dû monter une structure juridique. J’ai commencé en les vendant au marché. Pas dans une galerie ; dans un marché d’artisanat à Carouge. La candidature se faisait sur dossier, et ils m’ont acceptée tout de suite ! Moi qui n’avais jamais fait de stand, ça a été la panique à bord ! Mes linos ont eu du succès… Les gens venaient me parler et j’ai rencontré énormément d’enthousiasme, ça m’a beaucoup émue ! Moi j’arrivais comme ça avec mon petit truc, et pouf ! Les gens revenaient le lendemain. Ils parlaient de moi à des amis… J’étais tout le temps sur mon stand. C’est sans doute cette première expérience qui m’a poussée à continuer. Ces 3 jours de marché m’ont littéralement lessivée mais définitivement dopée !

Des lieux. Des souvenirs. C’est comme les meubles d’une maison : pour les gens, ça signifie quelque chose. Ce sont des vies, tous ces lieux. Chacun avait son vécu, son anecdote à me raconter. Ça m’a tellement touchée, c’était magique ! Des lieux qui signifient plein de choses : c’est ça qui me motive. Les gens qui passaient sur le stand s’emparaient de ça. Chacun avait sa petite anecdote. Il y en a qui me disaient : “Ah ! Ma grand-mère habite sur ces toits !” ; ou bien “On va vous prendre Poésie c’est là qu’on s’est demandé en mariage !” Les aficionados du Bain des Pâquis me racontaient leurs anecdotes de baignades hivernales. Un jour, un monsieur me dit : 

– Vous en avez oublié un !
– Quoi ? je lui dit
– Oui, vous n’avez pas fait la mouette sur l’horloge…

Et du coup j’en ai fait une ! Et d’ailleurs s’il repasse (je ne vais pas le reconnaître) mais enfin s’il se manifeste, je lui en offrirais une… Aux Bains des Pâquis, tu peux vérifier : n’importe quand, il y a toujours une mouette sur l’horloge… Des choses qu’on n’a pas forcément relevées, mais qui sont bien là… Elles font partie des meubles.

Mouette sur l’horloge CFF au Bains-des-Pâquis – Maron-S. – linogravure 30 x 40 cm, encadrement papier kraft

Lors de l’exposition de vente collective L’art tombé du Traineau organisée au Bahama Yellow, un galeriste m’a suggéré de faire des tirages limités à moins d’exemplaires et de les vende plus chers. Et en fait c’est exactement l’inverse que j’ai envie de faire ! Si je fais des choses c’est pour les partager. Donc je propose des prix qui sont jouables pour presque tout le monde. Les plus petites linogravures sont à 50 frs. Les 24 X 30 cm à 80 frs. Elles font partie de séries limitées à 30, 50 ou 100 exemplaires et sont toutes encadrées avec du papier kraft gommé qu’on utilise pour l’aquarelle. Au marché de Carouge j’avais décidé de faire aussi des cartes pour que tout le monde puisse s’offrir un petit quelque chose.

Charlotte – L’une de tes linogravures se détache des autres : celle de la jetée du Bains des Pâquis. Elle est plus abstraite, plus épurée, moins illustrative que les autres. Il y a quelque chose de la peinture zen dans cette gravure, je trouve. Étais-tu dans une disposition particulière quand tu l’as faite ?

Maron-S. – Ah oui ! La jetée des Pâquis : elle est tamponnée au lieu d’être pressée… C’est un jour où je suis passée par le Jardin Anglais, le matin. Quand le lac est d’huile. C’est un peu brumeux et tu vois uniquement cette jetée.

Charlotte – Pourquoi le bleu ?

Au début je faisais du noir et orange et je trouvais ça hyper agressif en fait, Et puis le bleu, c’est plus doux… Je ne fais pas mon bleu moi-même, ce serait trop compliqué de faire un mélange qui soit toujours identique. Même comme ça, selon la charge d’encrage, il n’y a pas toujours la même nuance. C’est le propre de l’impression artisanale, d’ailleurs. 

Charlotte – Quels sont tes projets, tes envies artistiques ?

J’ai très envie de faire des horizons. J’ai tout un travail en cours sur les lacs et les montagnes. À l’époque où on a fait une séance dédicace pour le livre au Musée du Léman (c’est suite à ça que le conservateur du musée du Léman – Lionel Gauthier – a découvert mon travail et m’a proposé d’en vendre à la boutique du musée)… donc à cette occasion j’ai découvert le travail de Ji-Young Demol Park, une femme qui peint des horizons sur des rouleaux de taille énorme. Elle fait tout le panorama. Elle peint sur ses genoux. C’est splendide. Et ce travail m’a ému. Et puis, j’ai envie de faire des sujets par quartiers. Travailler des plans comme ça, mais par quartier. Des plans illustrés. Une ville rêvée. 

Charlotte – Peux-tu justement nous parler de ta dernière gravure, cette grande carte illustrée de Genève ?

Maron-S. dans son atelier
Carte de Genève illustrée – Maron-S.
– linogravure, 100 x 70 cm

Maron-S. – Cette carte est mélange de typographies et d’illustration. Avec une grande liberté pour la typo, parfois manuscrite, parfois 3d, parfois avec des empattements, il y a plein de styles de typo différents. Pour les parties illustrées, il y a le Yéti où on jouait aux cartes et qui maintenant n’existe plus. Les arts déco. Chez Brigitte, le Rhino, des squats qui ont aussi disparu, l’école de commerce, la patinoire des Vernets, la Mamie géante mais aussi la Voie Verte… Pour le réaliser je suis partie du vrai plan de la ville sur lequel j’ai posé un calque puis dessiné, pour conserver les proportions des quartiers. A la fin je me suis aperçue que jamais je ne pourrai graver d’aussi petites choses, donc je l’ai agrandi jusqu’à obtenir une taille de dessins réalisables en linogravure. Le résultat mesure 1 mètre par 70 cm. Il est presque terminé d’ailleurs… Je me réjouis de le partager ! 


Interview réalisé le 10 mars dans l’atelier de Maron-S. à Genève. Merci à elle !


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En vente

Mouette à l’horloge – tirage à 50 exemplaires – 30x40cm – encadrement papier kraft – 120 fs

Pour commander une oeuvre, merci d’écrire à la galerie